1
février
2022

L’ABÎME, NANTES DANS LA TRAITE ATLANTIQUE ET L’ESCLAVAGE COLONIAL, 1707 – 1830

Des billes pour comprendre et transmettre !
Pour parcourir l’exposition L’Abîme avec des enfants ou des ados, nous sommes donc allés à la rencontre de Krystel Gualdé, directrice scientifique du musée d’histoire de Nantes, pour nous donner les clés de compréhension historique. Peu étudié à l’école, il nous est apparu qu’une petite explication du contexte de l’époque n’était pas obligatoirement du luxe. Entre devoir de mémoires et d’histoire, cette exposition offre un autre regard sur la traite Atlantique dont, rappelons-le, entre 13 et 17 millions d’hommes, de femmes et d’enfants ont été victimes de la moitié du 16e siècle à la fin du 19e. Retranscription résumée qui suit la progression de l’exposition !

Avant-propos

En 1453, la ville de Constantinople (Istanbul) va tomber aux mains des Ottomans. Les routes vers l’Orient, qui passaient par cette partie du bassin méditerranéen, vont se fermer. Or, par ces routes, on accédait aux nombreuses richesses du continent asiatique et à un certain nombre d’esclaves qui venaient des pays de l’Est. Des personnes que l’on utilisait en Europe dans le cadre domestique.

DE L’EXPLORATION DES CÔTES AFRICAINES AUX PRÉMICES DE LA TRAITE NANTAISE

Le contexte : 1455 – 1657
Pour retrouver des routes vers l’Asie, les Portugais vont très vite se mettre à explorer les côtes Africaines de l’Ouest qui étaient auparavant inaccessibles par la navigation. Si, au départ, ils construisent des comptoirs d’échange de matières premières, d’or et d’ivoire, les Portugais vont rapidement acheter des captifs africains pour les mettre en domesticité chez eux. Depuis le 7e siècle, l’esclavage existe en Afrique où des individus « tombaient » en servitude le plus souvent à cause d’une dette. Ce n’était pas un achat de personne mais une mise à disposition, un temps donné pour rembourser…
Avec la découverte des Amériques en 1492, à l’initiative des Espagnols, qui, eux aussi, cherchent une route vers l’Asie, ce commerce va très vite changer de visage et devenir un système quasi industriel. En 1494, sous l’égide du pape Alexandre VI, Portugais et Espagnols se partagent le « Nouveau monde » avec le traité de Tordesillas ; des colonies aux richesses abondantes qu’il faudra faire fructifier ! Après avoir tenté le travail forcé avec les indigènes, « l’engagisme » avec des contrats de travail de 3 ans avec des européens (en France, en tout cas), l’esclavage atlantique prend une forme inédite, celle de l’arrachement et du travail forcé à vie où l’humain ne s’appartient plus.
Le début de l’exposition explique les relations complexes qui vont s’établir dans un rapport commercial d’égal à égal avec de nombreux royaumes côtiers du continent africain. En effet, contrairement aux idées reçues, les Européens n’entrent pas sur le continent Africain (sauf exceptions : le Congo et l’Angola où des combats beaucoup plus durs ont eu lieu). Ils restent sur les côtes où des comptoirs d’échange (qui s’appelleront ensuite comptoirs de traite) et des forts ont été construits avec l’accord des monarques locaux. C’est une relation de commerce établie où les vendeurs (africains) fixent les prix. D’abord puissants et structurés, ces royaumes seront peu à peu affaiblis par l’évangélisation des sociétés africaines, notamment. La christianisation en fera même imploser certains.

Les enjeux de l’époque
Lorsque les Européens allaient en Inde ou en Chine, ils rencontraient des difficultés à pouvoir proposer des échanges tant le degré de fabrication et de valeur ajoutée de leur technique étaient élevées en Asie. Ceux qui fabriquaient de la soie n’étaient pas intéressés par nos toiles de chanvre ou de lin. En revanche, l’argent avait une forte importance sur ces marchés, notamment en Chine. Ce sont donc tous ces matériaux précieux trouvés sur le continent américain et exploités grâce aux populations indigènes et ensuite aux populations mises en esclavage qui vont offrir aux Européens la possibilité d’acquérir ces produits à forte valeur ajoutée dans le continent asiatique (épices, porcelaines, soies, mousselines, cotons, toiles imprimées, etc.). C’est alors que s’établit une sorte de révolution des relations commerciales. Et c’est bien grâce au travail de ces personnes mises en esclavage dans les mines d’or et d’argent d’Amérique Latine que ces relations vont se faire.
En France, en 1686, une mesure protectionniste va voir le jour et interdire la commercialisation sur le territoire des textiles importés des Indes pour protéger les manufactures françaises de soie et de laine. Cette interdiction ne sera jamais véritablement bien suivie, mais surtout elle ne se focalise que sur le marché local national. On peut donc importer pour réexporter à destination consciente des côtes africaines. La France va alors inonder l’Afrique de l’Ouest de ces produits indiens, parfois fabriqués spécialement pour ce marché (comme les Guinée bleue, par exemple). Des toiles qu’on échange contre des êtres humains. On achète aussi des captifs avec des armes à feu, des armes blanches, de la poudre, de l’alcool… des mouchoirs de Cholet, des couteaux, de la vaisselle mais les deux principaux produits, à savoir les textiles et les cauris, de petits coquillages acquis aux Maldives et qui servent de monnaies dans certains royaumes africains, viennent du continent asiatique. C’est le début du monde capitaliste.

Ce qui demeure
Outre le capitalisme, la France a encore quelques colonies, pour la plupart issues de cette première colonisation, qui a vu se mettre en place la traite atlantique et de nouvelles routes marchandes vers l’Asie. L’appellation de commerce triangulaire est donc impropre puisqu’il s’est fait à l’échelle de quatre continents. Aujourd’hui, des populations sont encore exploitées à des fins commerciales. Des enfants travaillent dans des usines ou des mines pour produire chaussures, jeans, rouge à lèvres… comme on peut le voir dans la 5e partie de l’expo.

À PARTIR DU 18E SIÈCLE : NANTES, PREMIER PORT NÉGRIER ET ESCLAVAGISTE DE FRANCE

Le contexte
La France s’engage assez tardivement dans le commerce de la traite. Il va falloir un certain nombre d’encouragements de l’État français pour que se mette en place ce système colonial et esclavagiste. On retrouve dans l’exposition de nombreux documents comme des ordonnances ou le « Code noir » qui donne un cadre et une impulsion à ce commerce. D’abord pris en charge par des compagnies à monopole comme la Compagnie des Indes, c’est en 1716 que se libère ce commerce, contre le paiement d’une redevance, d’une taxe par le nombre de personnes transportés d’un côté à l’autre de l’Atlantique. Là, vont s’engouffrer des initiatives privées.
Durant tout le 18e siècle, Nantes sera le premier port négrier de France. Au début du siècle, la ville assurera même 75% des campagnes de traite négrière. De 1720 à 1730, elle a le monopole de ventes des produits de la Compagnie de Indes. (Puis, à partir de 1733, le port de Lorient fraîchement construit prendra le relai.) Arrive à Nantes à cette époque des capitaux énormes et des personnes originaires de l’ensemble de l’Europe. Se constitue alors des communautés : des Hollandais, des Flamands, des Anglais, des Italiens, des Espagnols, des Irlandais… (l’île de la petite Hollande, ce n’est pas pour rien !). C’est une ville cosmopolite qui a de gros capitaux et qui s’embellit. Lorsque son élite économique perd le monopole, elle se réorganise autour de la traite.

Les enjeux de l’époque
Le pognon ! On imagine souvent que la traite disparait avec la Révolution française ou au 19e siècle mais ce n’est pas le cas. Si la traite devient illégale à partir de 1817, l’abolition de l’esclavage n’interviendra qu’en 1848 et, durant tout ce temps, le port de Nantes continuera illégalement le trafic d’hommes, de femmes et d’enfants. Pourquoi ? Les bénéfices sont colossaux. L’armateur peut perdre un bateau, des vies lors d’épidémies ou de révoltes à bord, mais les profits sont énormes pour lui, comme pour les nombreux financeurs qui engagent des capitaux pour faire fructifier leurs investissements.

Ce qui demeure
On aimerait pouvoir dire : « rien ». Malheureusement, il demeure une méconnaissance de cette période et surtout peu de récits des histoires de ces femmes, hommes et enfants qui furent les victimes de ce commerce. Depuis une vingtaine d’année, les historiens s’attachent à trouver des traces de ces vies. Toutefois, ce que l’on ne saura jamais, c’est au moment des razzia, des guerres, des enlèvements de captifs sur le territoire africain, combien ont résisté et sont morts dans cette résistance ? Pour arracher une femme et un enfant à un village, combien de personnes a-t’il fallu tuer ? Ces éléments sont inexistants quantitativement, même si le traumatisme, lui, demeure présent dans les mémoires sur le continent africain. Aujourd’hui, certains stigmatisent à des fins politiques et de pouvoir des populations qui ont été exploitées, humiliées, déshumanisées.

FIN DU 18E ET 19E SIÈCLES : DE SAINT-DOMINGUE AUX RÉVOLTES, DES RÉVOLUTIONS AUX ABOLITIONS

Le contexte
Après 1763, les ambitions de l’empire français sont battues en brèche, mais la France va garder les îles de la mer des Caraïbes (les Antilles et Saint-Domingue). C’est à Saint-Domingue, perle des Antilles, qu’il y a la plus grosse production de sucre de toute la Caraïbe et la France demeure une des principales puissances coloniales européennes. C’est en 1791 et 1793 que vont se produire les premières émeutes annonçant la Révolution Haïtienne (Saint-Domingue). Des événements majeurs qui permettront, au prix du sang, aux noirs et métisses vivant en esclavage d’être affranchis par décret en 1794. La première abolition arrive en 1802. En 1804, Napoléon Bonaparte fait machine arrière et rétablit l’esclavage.
Ce n’est qu’en 1848 que l’abolition de l’esclavage sera définitive mais les populations passent de l’esclavagisme au travail forcé. Ils seront bien souvent attachés à leur case et rémunérés essentiellement en produits sans réelle possibilité de se déplacer à leur guise. Ce sont des contrats d’emploi extrêmement contrôlés et sans répartition des richesses, ni de la propriété terrienne.

Les enjeux de l’époque
En perdant Saint-Domingue, 80% de la production coloniale française va disparaître et les Français vont donc devoir développer d’autres routes ou en renforcer des existantes comme celles vers l’océan Indien. Le profit et ce nouveau système qu’est le capitalisme sont au cœur des enjeux de la France qui n’entend pas perdre une magne comme ça. Le 17 avril 1825, Charles X édicte une ordonnance « concédant  » à son ancienne colonie une indépendance détenue de fait depuis le début du siècle. La condition est le versement d’une indemnité de 150 millions de francs-or, destinée à dédommager les anciens propriétaires qui ont dû fuir l’île entre le début de la révolte servile de 1791 et la déclaration d’indépendance de 1804. Une dette colossale qui sera revue à la baisse mais dont les intérêts seront payés à la France jusqu’en 1952. Hier !

Ce qui demeure
C’est durant toute cette période de l’histoire qu’une nouvelle pensée s’installe en Europe. Celle d’un rapport de domination des européens sur le reste du monde et le reste des êtres humains. Cette pensée finit par devenir ce qu’on appelle le racialisme à la fin du 18e mais surtout au 19e siècle. C’est-à-dire que cette manière de considérer que l’on peut posséder l’autre parce qu’on le domine, c’est ce qui s’est construit, ce qui s’est mis en place progressivement dans le temps et nos sociétés. Quelque chose qui a été soutenu par la monarchie, par des textes, des lois, un cadre législatif et c’est là que sont nés beaucoup de nos préjugés. L’un des buts de l’exposition est d’en faire prendre conscience aux visiteurs. Rappelons que la traite et l’esclavage n’ont été reconnus comme crime contre l’humanité en France que le 10 mai 2001 (Loi Taubira).

DES VICTIMES
Derrière de belles représentations picturales, le mensonge que nous nous racontons ! Si on extermine des populations entières en toute conscience, si on ôte à des personnes la liberté de s’appartenir, cela ne transparait pas dans les documents et œuvres de l’époque. Pourtant, les chiffres se lisent sans ambiguïté : nombre d’individus montés à bord des navires, décès pendant la traversée, acquisitions d’humains, traitement, mortalité, maladies… des éléments quantitatifs traduisent l’horreur qu’ont vécu ces populations qui recensent donc entre 13 et 17 millions de victimes.

Un grand merci à Krystel Gualdé pour cette leçon d’histoire.

 

PETIT LEXIQUE D’HISTORIEN
Pour lutter contre l’invisibilité des personnes

On ne dit plus commerce triangulaire mais traite atlantique. Les enjeux sont internationaux et le continent asiatique a joué un rôle dans cette histoire. Il n’y a donc pas seulement trois continents de concernés mais bien quatre.
On ne dit plus systématiquement esclave mais aussi personne mise en esclavage ou vivant en esclavage, personnes esclavagisées. Ces termes remettre la place de la victime au cœur du propos.
On évite le mot négrier. S’il ne faut s’interdire aucun mot, ce terme vient du mot nègre, qui est une notion éminemment raciste.
On parle de déportation. Certaines personnes sont choquées lorsque l’on emploie le terme déporté à propos des Africains, pensant que ce terme ne pouvait être utilisé que pour la 2nd guerre mondiale. Or, c’est faux, une déportation, c’est bien le transfert d’une population d’un lieu à un autre contre sa volonté.

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