4
avril
2023

ÉCRANS : ESPRIT CRITIQUE ES-TU LÀ ?

Ils sont tous deux psychologues cliniciens. David Jourdain est membre de l’équipe de la Marouette et Lise Lacroix y est accueillante. Ils rencontrent des enfants de tout âge dans leurs lieux de travail. Petite conversation autour de l’esprit critique à l’heure des écrans.

Chez l’enfant, la première étape qui amène à l’esprit critique, ce serait quoi ?
Lise : Avoir un esprit critique, ça implique d’avoir une pensée à soi. Au départ, c’est le parent qui pense pour le bébé, puis vient un temps où l’enfant va se séparer psychiquement de ses parents, et même parfois revendiquer haut et fort sa différence ! Passer par cette étape de séparation, de différenciation, c’est indispensable pour que l’enfant advienne comme sujet. Si on ne peut pas fabriquer l’esprit critique, on peut fabriquer l’ignorance en ne laissant pas l’enfant « devenir ».
David : Je me pose la question de l’obligation. Doit-on à tout prix développer notre esprit critique ? Posons-nous cette question : pourquoi cela irait de soi d’avoir un esprit critique ? L’esprit critique peut être entendu comme un courant de pensée, une méthode : l’évaluation, l’interprétation des discours, la reformulation… Est-ce que ça doit être quelque chose qui s’impose à tout le monde ou pas ? Deuxième chose : est-ce que cela correspond à chacun ? Pas sûr ! Il y a des enfants qui ne s’en empare pas et ça, on le voit souvent dans notre pratique. Il y a des enfants qui mettent cela à distance ou qui s’y refusent.

C’est peut-être déjà être dans l’esprit critique…
David : Peut-être oui. On présume que la méthode va de soi, mais ce n’est pas certain.

Mais ça semble important de développer cet esprit dans une société comme la nôtre, non ? En tout cas, il faut avoir quelques clefs pour pouvoir être acteur de sa vie…
David : C’est évident qu’il faut proposer des clefs. Ensuite chaque enfant et adolescent s’en empare à sa manière. À l’école, cela passe par des méthodes d’apprentissage mais le goût de l’apprentissage passe aussi par des effets de rencontre. Beaucoup de personnes gardent en mémoire un maître, une maîtresse, un professeur qui nous a marqué. Il y a ici une croisée entre le désir d’un enfant et le désir de transmettre de la part d’un éducateur, d’un pédagogue. Ce qui se joue dans ces moments, c’est autre chose que les méthodes d’apprentissage et de stimulation qui sont en vogue actuellement. Pour illustration, je renvoie au magnifique livre de Jeanne Benameur intitulé « Les demeurées ». Ensuite qu’est-ce qu’être acteur de sa vie ? Certes une part de nous-mêmes se règle sur la question de la volonté. Mais une autre part nous échappe (les rêves, les actes manqués, les lapsus,…) au-delà de tout esprit critique.

Qu’est-ce qui fait que tout le monde ne s’en empare pas ?
David : On a tous des positions différentes, tous notre singularité et un rapport au savoir différent. Certains ne veulent pas en savoir plus que ça sur les choses, sur les autres et sur eux-mêmes. Dans l’histoire de l’humanité, il y a plein d’exemples. Durant une partie de l’époque romaine, avec « du pain et des jeux », pendant des années et des années, on était spectateur des jeux de l’arène et tout le monde était contenté. Aujourd’hui, un réseau comme Tik Tok, ce qui serait intéressant, c’est de savoir comment et pourquoi cela a tant de succès. Il y a bien une raison.

Tik Tok ! C’est consommer de l’image… Si avoir de l’esprit critique, c’est se différencier, les jeunes (voire très jeunes) recherchent souvent aussi à faire pareil que les copains…
Lise : Quand nous étions ados, il n’y avait pas encore les réseaux sociaux mais on avait tous les mêmes paires de basket par exemple. C’était important pour se sentir inclus, faire pareil que les copains. Est-ce qu’aujourd’hui, le code serait faire la même danse sur Tik Tok ? À chaque génération ses codes. Mais quel usage est de l’ordre de l’appartenance à un groupe et quel usage est plus inquiétant ? En tout cas, c’est important de se sentir inclus dans une société. Et faire société, ça peut commencer par faire partie d’un groupe de copains à l’école.

Mais du coup, on parle ici d’une société virtuelle… Est-ce qu’on peut dire qu’il y a vraiment un échange ?
Lise : C’est vrai que ça peut devenir inquiétant si ce n’est pas un support à des échanges entre eux, mais à nouveau, tout dépend de l’usage et de son sens.
David : Il y a plusieurs façons d’user de ces réseaux. Il y a une façon bête et méchante de prendre tout ce qui se passe pour argent comptant et d’y croire… Serait-ce une sorte de croyance qui se constitue via les écrans ? Quelque chose qui nous précipite du côté d’un avis rapide et consensuel. Oui, tout dépend de l’usage qui en est fait et du temps que l’on se donne pour voir les effets de ces usages. Il y a parfois un usage des réseaux sociaux pour des enfants ou des ados qui est du côté de l’isolement. Pour autant, il y a des jeunes qui m’ont témoigné que, même s’ils pouvaient paraître seul face à leur écran, c’est par des réseaux sociaux qu’ils se sont fait ensuite des amis « en chair et en os ».
Lise : Pour aller plus loin, les algorithmes, censés être au bénéfice des utilisateurs pour proposer du contenu en fonction de ce qu’on « like », créent en contre partie des groupes où tout le monde pense la même chose. On se retrouve avec du même, du semblable. Il n’y a plus cette rencontre avec du différent. Cela facilite à la fois les échanges avec celui qui pense comme moi, et peut en même temps m’éloigner de celui qui pense autrement, sans que cela ne puisse faire rencontre ou même débat.

Ça limite donc la curiosité… on tourne toujours autour des mêmes sujets.
David : Une chose me frappe quand j’entends les enfants ou les ados parler des réseaux sociaux, il y a un vraiment quelque chose d’une tendance à l’empêchement d’une pensée déployée dans le temps. On peut se demander si ce n’est pas lié au rapport à l’image. Le rapport à l’image, ça capte ! Le mythe de Narcisse nous en apprend sur ce versant-là. Mettez un tout-petit devant une télé, et vous verrez qu’il fixera l’image sans en décoller.
Lise : En tant que parent, on peut être capté aussi par l’enfant et l’image qu’il nous renvoie. Regarder son enfant autrement, c’est aussi ça que certains parents peuvent expérimenter à La Marouette. L’enfant peut chercher le regard de son parent, s’y soustraire. L’espace, le jeu, les rencontres, ça ouvre à tout un tas d’exploration et de curiosité !

On dit communément que l’expérience, la confrontation à l’autre enrichit l’esprit critique. Ont-ils encore du temps disponible avec tous ces écrans de faire ces expérimentations ?
Lise : Je ne sais pas si les écrans sont la cause ou le symptôme. C’est intéressant de se poser la question, à l’échelle individuelle, quelle place prend l’écran dans ma vie ? Je suis sûre qu’il y a autant de réponses différentes que d’utilisateurs.
David : Est-ce que ça aurait pris la place du temps de jeu ? Les jeunes générations sont parfois côte à côte et se parlent par téléphone interposé… mais ce n’est sans doute pas que ça.
Lise : Est-ce que ça fait l’économie de se risquer à la rencontre ? Est-ce qu’ils s’enrichissent moins les uns des autres ?

Mais vous pensez qu’il y a un changement par rapport à ces nouvelles générations ?
David : Je dirais que les jeunes générations sont vite embarquées du côté de l’image mais peuvent vite s’en déprendre aussi si on les aide un petit peu. Il ne faut pas oublier que nous, les adultes, sommes responsables de cette situation car c’est bien nous qui leur avons mis ces outils entre les mains. Il faut donc aussi les aider à s’en déprendre ! Par le jeu par exemple, mais aussi par la conversation.
Lise : À la Marouette, quand des enfants jouent, bébé ou plus grands, malgré les consignes de l’adulte, on peut voir que certains contournent les règles, en inventent, trichent… Quelques soient les générations, le jeu existe. Le jeu, ce n’est pas que du divertissement, ça permet d’expérimenter, de donner du sens.
David : Le rapport à l’image ne permet pas vraiment tout ça, mais on peut avoir un rapport constructif aussi. Le jeu vidéo, ça peut avoir des vertus car on peut aussi consommer un livre, un texte sans se poser des questions… On peut lire un peu bêtement sans que cela offre des possibilités sur des ouvertures. Encore une fois, je suis convaincu qu’il y a un certain nombre de personnes pour qui cette curiosité ne convient pas. Après, est-ce qu’on laisse faire ou est-ce qu’on estime que ça vaut le coup de les inviter à faire un petit pas de côté… En revanche, si c’est sous la forme d’une injonction ou d’une méthode, je ne suis pas convaincu que cela fonctionne tout le temps !

Et vous pensez qu’ils sont plus nombreux à se détourner de ses… injonctions ?
David : Je ne trouve pas forcément que les enfants ont changé mais plutôt les parents. Je suis frappé de voir, dès la maternelle, comment beaucoup de parents sont soucieux de la stimulation cognitive, intellectuelle, de leur enfant, avant de penser à la socialisation, au jeu, le « vivre avec les autres ». On touche à la question de l’idéal des parents. Quel idéal tel parent a pour son enfant ? Est-ce que cet idéal tombe comme une chape de plomb sur leur enfant ou est-ce qu’on laisse une place à l’enfant pour inventer, créer des choses… qui lui sont propres. Est-ce que l’enfant va s’en emparer ou se soustraire à cet idéal-là ?
Lise : J’ajouterai que l’enfant se construit aussi autour des mots qu’on lui donne. Dans le livre 1984 d’Orwell, certains employés ont la tâche d’inventer des mots pour en éviter d’autres, ce qui appauvrit énormément la langue. Et ce qui a pour effet d’appauvrir la pensée, et plus particulièrement dans ce livre, la pensée critique ! Pour qu’il y ait un esprit critique, il faut déjà qu’il y ait des mots pour penser.

Pour finir, ces écrans… bien ou pas pour la créativité ou la curiosité ?
David : Oui et non, il y a de tout. Chaque cas est unique, comme chaque individu. Tout dépend ce que l’on fait de l’image qui se présente à nous en termes d’enfermement de la pensée ou d’ouverture.

Propos recueillis par Valérie Marion

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