31
janvier
2023

LA DÉLICATE QUESTION DU HARCÈLEMENT SCOLAIRE…

Le harcèlement scolaire est sur toutes les lèvres, on en parle, on a peur pour nos enfants… Si ce dernier n’est pas à prendre à la légère, on peut heureusement dans beaucoup de cas relativiser un peu. Discussion avec Emmanuelle Forner (psychanalyste) et David Jourdain (psychologue), membre de l’équipe de la Marouette autour de cette question épineuse.

La notion de harcèlement est assez récente. Comment se définit-elle ?
David : Pour faire rapide, d’un point de vue juridique, c’est très spécifique. La question de la violence et de sa répétition est au cœur de la notion. Il y a trois versants différents : moral, psychologique ou physique. Peut-on vraiment parler de harcèlement en maternelle ? En tout cas, c’est une expression qui se sème de plus en plus. À la base, la notion de harcèlement était uniquement utilisée pour et par les adultes… maintenant cela se décline de diverses façons.
Emmanuelle : Oui, il y a une inflation de cet usage. Quand le mot est arrivé dans le cadre professionnel, au cours des années 90, c’était une vraie petite révolution pour le monde du travail. Ça s’est développé, l’usage s’est étendu à beaucoup d’autres domaines, et aujourd’hui il peut arriver que le terme apparaisse à propos d’enfants très petits, peut-être pas en crèche, mais dès la maternelle…
David : Une certaine graduation est à prendre en considération. On parle très vite de harcèlement, mais lorsque l’on décortique un peu plus finement les choses, il ne s’agit pas de cela tout le temps. Ce terme est utilisé très rapidement, trop rapidement parfois, et il peut alors y avoir un écart entre ce qui est nommé et la réalité des faits.

Mais cela existe quand même…
David : Bien sûr !
Emmanuelle : Mais oui ! Justement. Je reçois des enfants qui ont été victimes de harcèlements parfois très graves. Ça peut aller très loin. Ce qui m’interroge, c’est une certaine banalisation de ce terme. Qu’est-ce que cela vient recouvrir ? Le niveau de cruauté que peut atteindre un groupe ou une personne contre une autre personne n’est pas quelque chose qui me surprend. J’ai l’impression que l’usage de ce mot de harcèlement sert parfois à le masquer, à éviter d’affronter, et de penser, un certain nombre de choses, comme celle-ci, qui font pourtant partie de notre commune humanité… Des aspects qui nous choquent, et qu’on peut déplorer, mais que nous avons en partage.

Et qui serait ?
Emmanuelle : L’agressivité, la cruauté… On pourrait ajouter : l’envie, la jalousie, la peur de l’autre… Un exemple : j’interviens pour de l’analyse de la pratique en crèche et je peux constater combien il est difficile pour le personnel d’avoir affaire à un enfant « mordeur » ou « tapeur ». Alors que c’est très banal ! Chaque trimestre, il y en a deux ou trois. Et même si ces enfants ne sont pas d’emblée enfermés dans une catégorie ou étiquetés pré-harceleur, je sens que le personnel d’encadrement est profondément heurté par leur comportement qui est nommé violent. Et de fait, il y a des griffures, des bleus…
De la part des parents, reconnaître cette part d’agressivité chez leurs enfants, c’est aussi très compliqué, parce que c’est reconnaître qu’il y a cette part en eux. On retrouve souvent ce genre de question à La Marouette, ce déni de sa propre part agressive. Il est en effet très difficile d’admettre que ce sont des aspects de la subjectivité de chacun.

Ce serait une phase dans le développement de l’enfant ?
Emmanuelle : On peut dire que la pulsion agressive participe de la construction subjective dans le sens où la manière dont nos pulsions agissent et s’aménagent contribue à dessiner ce qui fait la singularité de chacun. La question ici, qui vaut aussi pour la sexualité, c’est surtout que l’adulte regarde avec ses yeux d’adulte des comportements qui, pour les enfants, ont très certainement une toute autre signification ou portée. Pour revenir aux tout-petits, un geste physique, comme griffer, taper, ou mordre, qui peut faire mal, voire très mal, ce n’est parfois qu’une tentative, encore inadaptée, inappropriée, de rentrer en contact avec l’autre. Cela, on peut le souligner par un commentaire quand on est confronté à de tels comportements : peut-être que tu voulais attirer l’attention de cet enfant, ou provoquer une réaction des adultes ? Il est évidemment nécessaire de rappeler que taper, ça fait mal, et que c’est interdit. Mais c’est également important de suggérer des « interprétations » qui donnent du sens à ce geste. Même si ce ne sont encore que des hypothèses d’adultes…

En même temps, [qu’il ne faut pas taper ?] il faut le dire, ça fait partie de l’éducation.
David : Oui, bien sûr, on ne va pas laisser un enfant taper ou mordre les autres ! Mais il faut savoir nuancer les choses, et ne pas forcément parler tout de suite de harcèlement… C’est cela qui est compliqué, mais indispensable : nuancer tout en restant vigilant !
Emmanuelle : Encore une fois, il ne s’agit en aucun cas de minimiser les situations très graves qui vont conduire certains enfants ou adolescents jusqu’au suicide. L’important, en effet, comme le dit David, c’est de nuancer.
À l’adolescence, un mot comme « harcèlement », ça a vite fait de devenir un drapeau qu’on brandit. Les adolescents peuvent avoir un côté un peu théâtral. Tout d’un coup, une copine m’a mal parlé et ça y est, elle me harcèle. C’est un mot très présent médiatiquement, un mot reconnu, et un mot qui fait très peur aux parents. Inquiéter leurs parents, c’est important pour les ados !
Le recours un peu systématique à ce terme, qui a pourtant une définition juridique bien précise, empêche de prendre en compte ce qui se joue dans chaque situation forcément singulière. Et cela m’apparaît comme une manière de dénier la part de la violence qui est présente chez les enfants comme chez les adultes, chez chacun, et pas seulement chez quelques individus que l’on pourrait étiqueter de harceleurs.

Le « harceleur » (qu’on mettra donc entre guillemets), n’est-il pas la première victime de la situation ?
David : En tous les cas, il est important de décortiquer ce qu’il en est à la fois pour celui qu’on appellera la victime (le harcelé) et pour son bourreau (le harceleur). Il y a longtemps j’ai accompagné un jeune garçon pendant un certain nombre d’années. Il était en CE1 lorsque je l’ai connu. Cela faisait déjà plusieurs années qu’il était repéré dans son école, depuis la maternelle. Il était appelé le « loup blanc » et connu dans toute l’école pour la violence qui l’agitait. Quand il a commencé à nous parler, il nous a montré et appris qu’il avait très peur des autres, et cela, depuis la crèche : il mordait, tapait… et sans faire semblant ! Ses réactions violentes étaient sa façon de traiter cette peur interne en lui. Sa peur des autres a donc pu être travaillée, discutée avec ses parents et l’équipe enseignante. Cela a permis à tout le monde d’avoir une autre vision de cet enfant, une autre approche et de faire dégonfler les choses. Il faut prendre le temps de regarder de chaque côté, celui de l’agresseur comme celui de l’agressé.
Emmanuelle : L’origine du mot harcèlement est très intéressant à cet égard. J’ai découvert que c’était un terme emprunté à l’éthologie, qui est employé pour qualifier le comportement de certains animaux (des oiseaux principalement) qui se mettent en groupe pour faire fuir, voire tuer, un prédateur. C’est une sorte d’inversion de la vision qu’on a habituellement du harcèlement. Il s’agit en fait d’une réaction du « faible » », qui se regroupe en nombre pour lutter contre le « fort ». De fait chez les humains, c’est parfois le cas. On se rassemble contre quelqu’un qui est différent, spécial, et qui inquiète.
David : Il y a toujours eu des boucs-émissaires mais le mot harcèlement n’était pas employé. À l’école, on s’en prenait à des personnes qui étaient différentes, un peu étrangères dans le sens « pas comme les autres », au niveau vestimentaire, de l’attitude ou de la classe sociale… ça pouvait aller loin. Cette question d’un autre différent et difficilement accepté est d’ailleurs toujours d’actualité.
Maintenant, ce qui est très difficile à appréhender, c’est la question des réseaux. Avec les téléphones portables, il y a une grande différence entre ce qui se passait avant et aujourd’hui. Il y a quelque chose qui ne s’arrête jamais, le « groupe » est toujours là, il n’y a pas de soupape de décompression, de pause.
Emmanuelle : 
C’est en effet rarement une personne contre une autre. Il y a très souvent l’effet de masse. Ce n’est pas du tout la même chose un enfant qui est tenu à l’écart, moqué, voire bousculé par un autre enfant, et des phénomènes où une classe entière se retourne contre un élève, avec le relais des réseaux sociaux. Quand s’il s’agit d’un groupe, il y a quelque chose de moins individualisé, qui « protège » en quelque sorte : chacun se retrouve à participer au harcèlement sans en endosser la responsabilité individuelle. L’aspect collectif déculpabilise. Sur les réseaux sociaux, on est en plus « caché » derrière son écran, et à distance. Mais les conséquences et les effets sur le ou la « harcelé-e» sont d’autant plus massifs. Même si celui-ci ou celle-ci a la force de couper son téléphone (ce qui n’est pas si facile !), il ou elle sait que ça continue malgré tout. Il n’y a pas de répit.
David : On peut se demander si cela ne vient pas amplifier les phénomènes de répétition, notion que l’on trouve dans la définition du harcèlement.
Emmanuelle : 
Avec les réseaux sociaux, ça atteint aussi un beaucoup plus grand nombre de personnes et ça en vient à occuper tout l’espace. Quand un enfant se fait embêter par 2 ou 3 gars au fond de la cour, toute l’école ou tout le collège n’est pas forcément au courant. En revanche, avec les réseaux, même un enfant qui ne participe pas au harcèlement sera tout de suite informé… On en arrive à un côté « pas d’échappatoire » qui est vraiment terrible.

Et être harcelé peut avoir l’effet de devenir soit même harceleur ?
Emmanuelle :
 C’est surtout beaucoup plus réversible qu’on ne se l’imagine communément. Le même enfant ou adolescent peut être tantôt harcelé tantôt harceleur. Ça n’est pas si dissocié.

Comment réagir ?
Emmanuelle :
 Aujourd’hui, notamment dans les collèges, les élèves sont sensibilisés et les administrations sont vigilantes. Il y a des campagnes d’information, des interventions dans les classes. C’est certain qu’il est plus facile de dénoncer quand on est bien au fait du phénomène. C’est important aussi de ne pas rester dans le virtuel, de confronter les protagonistes dans la réalité. Cela suffit parfois à désamorcer le problème.
David : Dans certains cas de harcèlement, il y a beaucoup d’imaginaire qui circule… On ne vérifie pas ce qui est dit et on surenchérit dans l’immédiateté. C’est très imaginaire et très circulaire mais cela peut faire beaucoup de dégâts.
Emmanuelle :
 Cela peut conduire des enfants à ne plus du tout vouloir aller à l’école, ne plus sortir de chez eux, ou pire encore.

Ça, du coup, c’est un signe ?
David : Ça se manifeste tellement de façons variées… il n’y a pas un signe particulier. Le silence ou l’isolement peut être un signe parmi d’autres.
Emmanuelle : 
Chaque situation est différente ! Le repli peut être un signe bien sûr. Cependant, des adolescents qui se replient sur eux-mêmes, il y en a beaucoup, et ça ne veut pas forcément dire qu’ils sont harcelés. Heureusement. D’ailleurs, ne pas avoir envie de parler à ses parents, ou s’enfermer dans sa chambre, quand on est ado, ça serait plutôt un signe de bonne santé ! C’est l’âge où on s’efforce de se construire une intimité, son monde propre.

Et l’école dans tout ça ?
Emmanuelle :
 Le personnel des établissements scolaires est globalement bien informé et souvent très réactif, contrairement à ce que pensent beaucoup de parents. Ce qui me frappe, c’est plutôt que les parents interviennent de plus en plus dans la vie de leurs enfants. Ils veulent tout savoir de ce qui leur arrive, ce dès la crèche. Encore une fois tout dépend de la gravité, ou de l’ampleur des difficultés, mais il suffit parfois de laisser les enfants expérimenter, régler, et réguler, les choses entre eux, à leur manière… Leur faire confiance en somme.
David : Et faire confiance à l’institution scolaire avec les enfants ! Il y a de la part des parents une plus grande défiance vis-à-vis de l’école qu’il y a 30 ou 40 ans. Il faut surtout avoir de la prudence et ne pas essayer de stigmatiser tel enfant ou tel adulte. Il ne faut pas disjoindre harcèlement et complexité d’une relation.
Emmanuelle :
 Regrouper sous un même terme une grande diversité de situations est un appauvrissement. Je l’évoquais pour les tout-petits. Mais chez les ados, se moquer ou s’en prendre à quelqu’un de différent, d’un peu à part, ça peut être une défense, un moyen de résister à la séduction, ou à la fascination, à une forme de crainte ou d’admiration. Les adolescents se méfient beaucoup de leurs émotions, des affects intenses qui les traversent, et se construisent des parades pour ne pas se laisser toucher. Avec l’effet de groupe, ça peut prendre des proportions inquiétantes. Et là, c’est très important de ne pas passer à côté et de réagir rapidement. Quand cela se dénoue, on peut constater que c’est une libération pour tous, harceleurs comme harcelés. Il est alors important qu’ils aient un espace pour en parler.
David : Il est parfois difficile de lutter contre la question de l’exclusion à la fois pour les deux. On peut vite laisser quelqu’un en marge, il faut être vigilant pour que chacun des protagonistes trouve (ou retrouve) une place dans un collectif, quel qu’il soit. On sait que la haine, l’agressivité, la peur, font partie de la vie, et il faut les traiter, s’armer au mieux pour affronter ces questions, dans le bon sens du terme. Tout cela fait partie de dynamiques internes et l’on se construit en partie en refoulant cela. Cela peut faire peur de le reconnaître chez l’autre et pour soi-même. Il est important de ne pas rester seul face à ces questions.

Propos recueillis par Valérie Marion

PRATIQUE !

On ne peut pas toujours empêcher des drames, mais on peut être vigilants. Dans de nombreux collèges, des sentinelles ont été créées par les élèves et leurs professeurs pour repérer les situations de harcèlement et trouver des solutions.

Le harcèlement, c’est quoi ? → education.gouv.fr/non-au-harcelement/le-harcelement-c-est-quoi-325361
Dossier complet sur le site Questions de parents : parents.loire-atlantique.fr/dossiers/harcelement-scolaire-un-enfant-sur-dix-est-concerne/

Élèves, parents, professionnels, pour signaler une situation d’harcèlement entre élèves : appelez le 3020 (service et appel gratuits)
En cas de cyberharcèlement : contactez le 3018 (gratuit, anonyme et confidentiel)

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